Extraits de « Livret de famille », de Magyd CHERFI


Écrire


Je n’ai pas voulu écrire pour convaincre. Lassé d’articuler le bon verbe à sa place, lassé de tout polir pour intégrer les murs, de tout enguirlander pour être près du feu. J’ai pas voulu finir comme un arbre aux cent boules près de la cheminée, déraciné des sols. J’ai pas voulu prouver ou démontrer, usé des mots, asséché de la bouche. J’ai pas voulu répéter ce que je suis et qui n’est pas ce qui paraît. J’ai juste eu besoin de tremper mes larmes dans l’acide à cause de tout ce qui manque à mon bonheur. Le compte n’y est pas.
Alors j’écris comme on se venge, alors j’écris comme on se tient le sexe ou comme un amoureux, alors j’écris comme on part à l’usine ou comme on n’y va plus. Quitte à porter un fardeau, autant en pleurer toute l’eau du possible ou retourner l’arme contre son bourreau. La douleur ainsi faite colère vous soulage de jamais rien voir venir. De jamais voir les choses et les gens se déshabiller. A deux, à cent, n’être plus qu’un. Même si cette colère vous éloigne un peu plus de ceux qui vous entourent, des meilleurs des amis… c’est le prix à payer… être écarté de tout, de tous.
Je m’élance dans un grand élan dans le vide, à pas savoir si l’atterrissage se fera dans l’eau ou dans la roche, j’écris comme on se jette. Je me jette et j’attends… La liberté, l’égalité, que sais-je ?
En attendant… go, do.


CONTE DES NOMS D'OISEAUX


En ce temps-là, nous vivions groupés comme les zèbres au bord de l’eau. La mare, c’était notre cité. Nous ne la quittions que très peu, par peur des tigres blancs ou de mourir de soif. Tout près de nous, des éléphants, des gnous, et partout des moustiques. On se croisait par troupeaux.
Enfin, tout ce qui a quatre pattes marchait en bandes ou n’était que nuée dans le ciel. Donc j’habitais la cité… la cité, que dis-je, un zoo. En tout cas, à cette époque, ça en était un. Personne ne s’y trompait. Nous-mêmes, à la naissance, on se donnait des noms d’oiseaux… mais pas de ces animaux domestiques qu’on met en cage et qui sont jolis, non ! Des animaux comme on en veut pas chez soi, autant dire une Arlésienne de reptiles. La laideur était nous, la honte aussi.
Car, pour y être bien dans la cité, fallait beugler, être moche, boiter, suer du cul très tôt, avoir les dents cassées… devant, derrière on s’en fout, encore que si ta bouche était un cimetière t’étais bien noté.
Faut avouer, dans nos petites têtes de mongols, fiers, on l’était pas tant que ça. Tellement peu que, pour nous apaiser, tous les plus jolis mots d’amour et tous les gestes auraient pas suffi pour nous consoler. Nous, c’était… à peine nés, laids. On naissait laids.

On naissait bronzés. Quand t’es bronzé, ben le soleil, tu l’aimes pas… t’as envie qu’il fasse nuit tout le temps. Nous, le soleil, encore aujourd’hui, on a envie d’y envoyer des seaux d’eau dans la gueule et d’y dire “Bon ! T’arrêtes !”

Le soleil ! Salaud ! Tu pouvais pas répartir ta cagne un peu partout ! On pouvait pas, nous, être blonds, blancs, chrétiens… je veux dire debout ?

C’était une époque où on préférait s’appeler singe que Mohamed. On se sentait moins que le meilleur ami de l’homme.
C’est simple, nous avions un surnom, et le même pour tous : “mange-merde”. Plutôt un gros mot que nos propres prénoms. Nés pour perdre, être moqués, s’en faire une arme et haïr le monde entier. La honte nous avait courbés, et ces maudits noms de famille qui le faisaient pas…
— Comment tu t’appelles ?
Et fallait un stylo pour déchiffrer l’immonde hiéroglyphe.
— D’où tu viens ?
Et on montrait du doigt un vague horizon. Tout n’allait pas.

C’était une époque où la nationalité faisait le métier : si t’étais algérien, c’est que t’étais maçon ; portugais, c’était le plâtre ; marocain, t’étais aux fraises ; polonais, au charbon… Dans tous les cas de figure, t’avais mal au dos. On est devenus fous.

Nos papas, c’est pas tant qu’ils étaient fondamentalistes ! Non, ils étaient plutôt à fond dans menthe à l’eau, et la menthe à l’eau c’était chez nous, heu… ça d’eau et… ça de menthe.

Mon père s’agenouillait cinq fois par jour
Moi je rêvais qu’il se dise “Il est trop sourd !”
Je rêvais qu’il envoie le tapis par la fenêtre
Mais c’est ma prière à moi qu’est pas rentrée dans son être
Les dieux empêchaient la cicatrice
On leur a fait un caprice.


Nos parents priaient un dieu qui les sortait pas de la misère. Ils nous aboyaient pour qu’on apprenne un dialecte d’ailleurs, eux-mêmes baragouinaient des idiomes aux r roulés, qu’on se cachait sous l’eau. On entravait tchi. Carrtantiti carrtantiti, soucrriti soussial…

Pas bien, on était pauvres jusque dans les mots, on se mordait tellement on se comprenait pas nous-mêmes. Nos mères s’étonnaient de rencontrer des Français plus pauvres qu’elles. Ça devait pas aller ensemble, être français et très pauvres en même temps.
Maman tentait contre vents et marées de me désanimaliser. Et, comme un perroquet, après elle je répétais : “Je suis français, je suis français, je suis… ouf !”

Donc, je suis devenu sage comme une image
Je lisais Maupassant
Mes potes eux faisaient les poches aux passants

Ils étaient à la quête évidemment du flouze
Et m’avaient prénommé Tarlouze
Car c’est avec des poèmes que je remplissais mon caddie…
Ils m’ont gardé auprès d’eux ceci dit

J’étais conneau mais romantique
A la place des chats
Je disséquais des marguerites
Des roses blanches des coquelicots
J’étais pourtant né sans la cerise et sans gâteau
Mais voilà j’étais prêt et sur le quai comme un bateau
J’attendais qu’une fille vienne me dire “On y go ?”

J’étais de la rue mais surtout à la rue
Pas à ma place
Comme le tatouage qu’un bout de coton efface
Oh putain ! j’étais que du fond de teint
Je me regardais dans des glaces sans tain
Et j’oubliais qu’à trop avoir la dalle
On mange tout, on a l’appétit pour que dalle

Je dénonçais l’arnaque au deuxième degré
J’étais le bâtard qui se prenait pour un pedigree
Oui avec un hameçon à mouche je pêchais le requin
J’étais tout noir je me prenais pour un rouquin

J’écrivais ma colère comme on donne des balles
Au chasseur. J’oubliais que j’étais l’animal

Quand j’étais poisson je voulais des ailes
Quand je volais je rêvais d’eau…

Juste le temps de me rendre compte
Que le cauchemar était pour notre compte
Même avec un ticket
C’est devant les mêmes portes qu’on était tous triqués
C’est quand t’es pas riche
Que t’entends “A la niche !”

Moi au lieu de regarder mon pif
Je me gaussais des imparfaits du subjonctif
Tous ces prénoms j’oubliais
Qu’ils étaient pas dans le calendrier

Les copains pas masos
Ne quittaient pas le zoo

Oui, dans le zoo, si t’étais moche on t’appelait “tête de cul”. Si t’étais boiteux, on t’appelait “boiteux”, si t’étais vilain on t’appelait “vilain”. Si t’étais beau on t’appelait “pédale”.
Allons plus loin, si tu lisais des livres sans images, si t’étais fan des films de Claude Sautet ou que t’aies du respect par exemple pour les animaux domestiques… pire, si t’aimais pas les films de Bruce Lee… là c’était Sodomie. Moi, dans le zoo, j’ai longtemps marché les deux mains dans le dos.

On avait pourtant pas d’ailes dans le dos
T’es né ton nom sera pas un cadeau
On avait honte jusqu’à la lie
C’est qu’on s’appelait pas Zidane ou Boli

Pour étrennes t’auras un surnom
Grosses lèvres on t’appellera le Gibbon
Ça chambrait comme chez Cyrano
II était peut-être manouche minot ?

Ça tirait jusque sous la douche
Des tirs de bazooka dans la bouche

La solution ? Ou tu tapes ou tu t’échappes
Ou tu pousses ou tu tombes dans la trappe
Ou c’est toi qu’as le mot qui tue
Ou tu vas vivre avec les tortues

A la place du nez, Kader avait une espèce de cucurbitacée
Qu’il eût fallu une brouette pour le déplacer
II était pauvre et, par-dessus le marché, des boutons
Venaient fleurir en bout il était comme un thon
Qui se promène en ayant gardé l’hameçon
J’sais pas si vous voyez l’engin…
Si t’es timide il faut que tu t’enterres
Si t’attaques ton nez devient un caractère.

On était tellement pas bien dans nos chaussures
Qu’on aurait mis à l’intérieur nos vilaines figures
Moches à déplaire même à la fée Carabosse…
Nous c’est à l’intérieur qu’on avait des bosses

On était moches surtout on avait honte
Pour se consoler on soulevait de la fonte
A la salle de gym… des sentiments
Tu fais des muscles… compliment
Etre moins cons mais comment
Si tu me fais des compliments c’est que tu mens

Oui tellement cassés dedans comme dehors
Qu’on entendait “Rentre !” quand on nous disait “Sors !”
Tellement mal
Qu’on enviait le monde animal

On était bas les pattes
On croyait être debout quand on marchait à quatre pattes…

Ali mangeait des madeleines à même le plastique
On l’appelait Groquik
J’insiste la colère un peu la haine
Moi j’étais un peu gros on m’appelait Baleine

C’était tout qui n’allait pas dans nos cervelles de moineaux
Le nom, la famille, les yeux, la couleur de la peau
La vilenie nous allait comme un gant
On a fini brigands

Bon avec des noms de toutes sortes
Qui te suivaient jusqu’à la porte
Je t’appelle pas je te tue ! Voilà le vocabulaire
Et t’étais mort avant d’être tombé par terre

Continuons l’introspection…
Proéminence nasale on t’appelait Gros Nez
Mauvaise haleine et ton surnom c’est Cabinet
Approche un peu ta bouche j’ai des besoins à faire
Si tu ripostes je prends ta mère et t’as un petit frère

Pas de nom de code et déjà gamin
On était sûrs qu’on était rien
Et nom d’un chien c’est dans le genre animalier
Qu’on appelait son voisin de palier

Ouoh ! Ouoh ! C’est le cri de Tarzan
Si t’es français on t’appelle paysan
C’est les manouches qui ont décrété ça
Et les Jean-Claude se faisaient appeler Moussa

Ah ! Les manouches c’étaient les plus forts
A l’insulte y raflaient la médaille d’or
Nous on se contentait de l’argent ou du bronze
Fallait pas les contrarier les gonzes
Sinon un monticule vert et baveux
Atterrissait dans tes yeux

En secret dans nos petites têtes à claques
On rêvait sans le dire de s’appeler Pierre ou Jacques
On était pas dans le moule
Et sous la pomme d’Adam on avait pas deux mais quatre boules

C’était le zoo et dans cet étrange jardin
On disait pas bonjour en se serrant la main
Et gare à celui qu’a les oreilles décollées
On a dû déchirer ta mère quand t’es né
Les spécialistes étaient souvent de mèche…
T’es moche et tu joues au foot on t’appelle Rubesh

Mais la race animale qui avait le pompon
Vous l’avez deviné c’était le mouton

A cette époque dans le zoo y avait des filles… Déjà, pour les approcher, fallait être un peu fou, un peu en état d’urgence, tout ça à cause de leur frangin, de leur cousin, de leur voisin, de leur copain et de tous ceux qui se mêlaient de c’qui les regardait pas, c’est-à-dire tous.

Donc on était qu’entre nous et on se payait le luxe de pas vouloir être pédé. Moi, je dis fallait le faire. Enfin bref, dans le zoo qu’on habitait, quand tu disais “j’suis amoureux” ça voulait dire que t’étais seul. Quand t’aimais une fille ça voulait surtout dire qu’une fille te détestait. Oui, oui !

Ah, les filles de ma cité, elles nous regardaient, elles faisaient “bêêê !” (écœurées). On était juste bons à tondre. C’est que, des cheveux, on en a jamais eu, nous. Des barbelés, du grillage, de la paille peut-être, mais des cheveux, non. Tellement sous pression, on pleurait du lait. Elles, dix ans, et déjà beaucoup trop grandes.

Elles avaient beau avoir le cœur comme l’acier
Pour nous c’était un gâteau pâtissier
Qu’on aurait croqué mais à l’âge idiot
On se soucie pas des noyaux

On avait mal elles auraient pu être un vaccin
Pour nos petites têtes d’assassins
Mais on serait morts plutôt que de lâcher
Les copains avec qui on était attachés

Oui mourir plutôt que de lâcher des larmes
Pour moi vint la sonnette d’alarme
J’suis parti…
J’suis parti j’ai défait mes chaînes, j’ai perdu mes amis. Aujourd’hui
Pour pas qu’on appelle mon fils par un nom d’oiseau
Je vais moi-même le chercher sous le préau.